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Vielles pierres & Nô modernes

Cette première note de blog est écrite à la fin de mon séjour au Japon en été 2017, durant lequel j'ai principalement travaillé à l'écriture de la première partie de mon opéra de chambre Sotoba Komachi, présent dans le recueil de Nô Modernes de Mishima et dont le livret repose sur la très belle traduction de Marguerite Yourcenar, parue chez Gallimard. Cette première partie sera travaillée lors d'une résidence à l'Abbaye de Royaumont en octobre prochain, avec l'ensemble Itinéraire dirigé par Mathieu Romano et les solistes Marc Mauillon, Mathieu Dubroca, Michiko Takahashi, Agathe Peyrat et Igor Bouin. Le tout placé sous la direction scénique de Corinne Paccioni et Nicolas Vial.


Afin de nourrir mes réflexions autour de la question du Nô, j'ai assisté pendant cette période à deux spectacles de grande qualité qui m'ont beaucoup marqué, et qui sont l'objet principal de ce post.


Le premier spectacle fut celui du metteur en scène de théâtre contemporain influencé par le Nô, Akira Okamoto. Le second fut la représentation du Nô Sesshōseki 殺生石 au Théâtre National de Tokyo par Kisho Umewaka.

 

Samedi 17 juin 2017, je me rends à l'Université Meiji Gakuin de Tokyo pour assister à une représentation de la dernière production d'Akira Okamoto, professeur de théâtre au sein de cet établissement. La chaleur humide typique de l'été tokyoïte est encore balbutiante mais je perds quelque énergie dans mon combat mené depuis peu contre le jetlag.


Après une première partie de danse Nô jouée sans masque et avec une intensité remarquable par Hisa Uzawa, le metteur en scène nous propose, dans le prolongement de cette énergie intérieure, de cette stature introspective et de ces mouvements ralentis une lecture (en japonais) de Quai-Ouest de Bernard-Marie Koltès.

La scénographie est minimale, la dramaturgie est portée uniquement par les corps et les voix, étirés l'un vers l'autre, l'un dans l'autre. L'influence du Nô est évidente, mais dépourvue de ces codes et apparences culturels ; son essence est mise à nue car portée par un texte contemporain et autre.


Cela m'a beaucoup touché, notamment dans mes réflexions sur la notion d'altérité aujourd'hui, ayant moi-même beaucoup questionné les liens possibles entre culture occidentale et japonaise. Je remarque que nous partageons avec Okamoto-sensei le refus de tout exotisme de part et d'autre. Son travail n'est ni de l'ordre de la transposition ou de la traduction ; il a créé un espace et un univers singuliers, une forme de l'entre, originale. Au niveau musical, quelques notes de Toshio Hosokawa résonnaient merveilleusement dans la temporalité du propos scénique.


Il y a donc une forme d'expressivité abstraite et puissante qui irise pendant tout le spectacle ; elle est depuis quelques années maintenant une quête artistique dans laquelle je tente de m'inscrire également.


J'ai souhaité distiller et musicaliser ces impressions dans l'écriture de la première partie de Sotoba Komachi, qui, malgré une temporalité plus alerte, concentre une économie de moyens et laisse une place importante au silence, pensé comme le corps d'un acteur de Nô.

 

Le 1er juillet, je passe le weekend dans la campagne non éloignée de Tokyo, à Nasu 那須, connu notamment pour être un lieu de résidence de la famille impériale. C'est une région très verte, bordée de petites montagnes et de rivières. Un lieu attire tout particulièrement ma curiosité et le hasard faisant bien les choses, il est éponyme du Nô traditionnel que je devais voir à Tokyo quelques jours plus tard : Sesshōseki 殺生石.


Derrière un temple shintoïste où se mêlent odeurs de pins et vapeurs de souffre, on découvre une étrange "vallée de pierres". En descendant, une impression désertique et mystérieuse nous mène face à un dédale impressionnant. Là se dresse, comme dans la plupart des lieux historiques ou mythologiques du Japon, une petite plaque explicative :



On verra plus tard que l'intrigue du Nô en question se situe autour de la pierre avant sa séparation. Voici une photo prise d'une partie de la pierre en question :




Je reste toujours fasciné par le rapport entre temps mythique et contemporain au Japon, ce que Levi-Strauss a parfaitement décrit dans l'ouvrage posthume L'autre face de la lune : « Pour nous, Occidentaux, un abîme sépare l’histoire du mythe. Un des charmes les plus prenants du Japon tient en revanche du fait qu’on s’y sent en intime familiarité avec l’une comme avec l’autre. », disait-il.


Le Nô incarne peut-être un lien entre histoire et mythe à l'image du Hashigakari (pont) rattaché à la scène, qui relie métaphoriquement le "monde des esprits" et le "monde du temps". Ce fut une de mes premières pensées lorsque j'assistais à la représentation du Nô traditionnel à Tokyo quelques jours plus tard, en ayant encore pleinement en mémoire cette visite à Nasu : réalité et imaginaire sont connectés.


L' interprétation m'est apparue frappante. Pour Claudel, "le Nô, c'est quelqu'un qui arrive". J'en ai été saisi par le simple mouvement de tête de Kisho Umewaka devenant geste de puissance et d'effroi, j'avais l'impression que l'énergie du corps transparaissait jusque dans la matière inerte du costume, j'avais l'impression que le masque respirait et prenait vie.

Cet instant me trouble encore après plus d'un mois, ce fut une émotion assez unique qui m'invite à poursuivre dans l'idée que l'inscription d'une certaine économie de moyen dans un rapport qui reste à définir et à investiguer entre immobilité et geste peut donner naissance à des projections esthétiques de grande ampleur.


Voici un extrait, glané sur youtube, d'une représentation de Sesshōseki. Il s'agit du moment où la pierre se rompt et laisse échapper l'esprit malin qui l'occupait.








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